Quel est le point commun entre Salomon et Bob Marley?
L'Ethiopie. Enfin... si on en croit une tradition éthiopienne rapportée par la Gloire des Rois, véritable épopée nationale.
Je profite de la parution d'un compte-rendu sur l'ouvrage suivant:
Robert Beylot, La Gloire des Rois ou l'Histoire de Salomon et de la reine de Saba, Brepols, 2008,
pour évoquer un peu cette question très sérieuse...
Ma recension vient de paraître dans Apocrypha, qui est une revue internationale spécialisée dans les apocryphes chrétiens (c'est le n°20, de l'année 2009, qui sort avec du retard). Cette revue n'est pas forcément accessible à tout le monde, et mon compte-rendu est un peu technique, mais je vais essayer de donner ici une idée de ce dont il retourne.
Que vient faire l'Ethiopie ici?
Cela surprendra peut-être certains, mais l'Ethiopie a derrière elle une longue tradition chrétienne et savante, portée par une culture originale. L'éthiopien ancien (aussi appelé ge'ez, ou guèze), qui est encore langue liturgique aujourd'hui, fait partie de la famille des langues sémitiques (comme l'hébreu ou l'arabe). Vous pouvez l'étudier à Paris, à l'Ecole des Langues et Civilisation de l'Orient Ancien (j'en ai fait pendant 4 ans et j'ai adoré!).
Le christianisme orthodoxe éthiopien a traduit et conservé beaucoup de textes, notamment des apocryphes. C'est ainsi qu'à part quelques fragments ici ou là (notamment ceux, araméens, trouvés près de la mer Morte et étudiés par mon ami Michael Langlois), on ne dispose d'un texte entier du (premier) livre d'Hénoch, cité en Jude 14-15, que dans la langue éthiopienne! De même, d'ailleurs, pour le livre des Jubilés.
Et la Gloire des Rois?
C'est une sorte d'épopée nationale en Ethiopie. Vous connaissez sans doute l'histoire de la reine de Saba qui rend visite à Salomon (1 Rois 10). Eh bien la Gloire des Rois (Kebra Nagast en éthiopien) raconte qu'ils ont eu un fils ensemble, appelé Ménélik, qui est parti vivre avec sa mère dans son pays, et ce pays serait l'Ethiopie d'après le texte. Plus tard, il revient voir son père en Israël, et repart en embarquant l'arche de l'alliance.
Principales conséquences de cette histoire: 1) la lignée des rois allant de ce Ménélik jusqu'à Hailé-Sélassié (mort en 1975) serait faite de descendants de David; 2) c'est en Ethiopie que se trouverait l'arche d'alliance!
Le texte contient d'autres aspects moins connus. Notamment, une très longue liste de prophéties bibliques considérées comme messianiques par les auteurs. D'autre part, certains passages évoquent l'idée qu'un jour, le monde sera partagé en deux à partir de Jérusalem, une moitié étant gouvernée par le roi de Rome, l'autre par le roi d'Ethiopie. Mais à la fin des temps, un roi et un évêque Rome dévieront de la foi orthodoxe et seule l'Ethiopie demeurera fidèle...
De quand tout cela date-t-il?
Le plus ancien manuscrit date du 14e s. Mais certains se sont demandés s'il n'existait pas déjà une version du Kebra Nagast bien avant, peut-être même au 6e s. ap. J.-C. En tout cas, plusieurs aspects existaient déjà avant; par exemple:
- la reine de Saba a fait l'objet de nombreuses élaborations légendaires au fil de l'Histoire. En particulier, alors que dans la Bible c'est la sagesse de Salomon qui est mise en valeur, plusieurs traditions ultérieures ont présenté la reine de Saba elle-même comme sage. Flavius Josèphe, au 1er s. de notre ère, écrivait qu'elle était "d'une sagesse accomplie". La traduction éthiopienne de la Bible, en 1 Rois 10.2, dit qu'elle "vint avec sagesse" voir Salomon. Dans la Gloire des Rois, elle prononce un éloge de la Sagesse parsemé de réminiscences des Proverbes, de Job, des livres de la Sagesse et du Siracide.
- D'un autre côté, un texte appelé le Testament de Salomon la présente comme une sorcière, et dans le targum de Job, elle est carrément appelée Lilith, le nom d'un démon! D'après un targum du livre d'Esther, elle avait un pied velu... Pire que la presse people! C'est dur d'être une star...
- Le motif du partage du monde apparaît déjà dans des apocalypses écrites en syriaque aux 7e-8e siècles.
Il est clair que la Gloire des Rois a recueilli tout un tas de légendes, et qu'elle a servi au 14e s. a asseoir la légitimité d'une nouvelle dynastie en Ethiopie. Il ne faut pas chercher ici d'informations sur Salomon, ni sur la reine de Saba, mais plutôt sur des légendes ayant cours dans l'Antiquité.
Reine de Saba ou d'Ethiopie?
Effectivement, on peut trouver étrange que la Gloire des Rois assimile les deux. En fait, le royaume de Saba est bien connu, il se trouvait au Yémen - de l'autre côté de la mer par rapport à l'Ethiopie. On y a trouvé des inscriptions sémitiques, dans un dialecte sud-arabique. Il y a eu des contacts entre les deux régions, avant notre ère, et d'ailleurs l'écriture éthiopienne dérive de l'écriture sud-arabique. Il fut même un temps où l'influence de l'Ethiopie s'étendait de l'autre côté de la mer Rouge. Cela explique-t-il l'assimilation entre reine de Saba et reine d'Ethiopie?...
Comment en savoir plus?
Il existe plusieurs traductions françaises de la Gloire des Rois. Le livre de Robert Beylot, malheureusement un peu cher, présente l'avantage d'offrir une très riche introduction (un peu compliquée quand même). On peut aussi trouver une traduction anglaise en ligne.
Par ailleurs, j'ai eu l'occasion d'évoquer le Kebra Nagast au 3e colloque international sur la littérature apocryphe (Strasbourg, Janvier 2010), et mon article figure dans un livre qui devrait sortir très bientôt: je vous tiendrai au courant. J'ai aussi fait un exposé lors des Journées d'études sur les Eglises éthiopiennes à l'Institut catholique de Paris. Mes exposés concernaient les sources du Kebra Nagast, qui fait référence à quantité de textes de l'Antiquité.
Et Bob Marley dans tout ça?
C'est vrai, revenons aux questions sérieuses. Il se trouve que le chanteur jamaïcain était adepte du mouvement rastafari, qui entre autres choses accepte l'idée que le dernier roi éthiopien, Haïlé-Sélassié, était bien descendant de Salomon, et qui adopte un certain nombre de croyances liées à la Bible. Les paroles de Bob Marley contiennent ainsi pas mal d'allusions aux textes bibliques...
Et Gainsbourg dans tout ça?
Eh oui, le chanteur français a écrit une chanson de style reggae intitulée "Negusa Nagast", ce qui signifie "Roi des rois" en éthiopien, et qui évoque avec une ironie bienveillante la tradition rasta, Haïlé Sélassié et Salomon...
Morale de l'histoire: bien réfléchir avant de recevoir une reine chez soi.