En Esaïe 28.16, Dieu promet de poser une « pierre angulaire » en Sion. Pourquoi a-t-on interprété dans l’Antiquité juive (Septante, Targum…) et chrétienne (Ro 9.33 ; 1 P 2.4-8), cette « pierre angulaire » comme un être humain, généralement messianique ? Dans une note publiée dans le dernier numéro de la revue ZAW, je propose une réponse…
« La pierre angulaire d’Esaïe 28.16 à la lumière de l’oracle contre l’Egypte (Es 19) », ZAW 123 (2011), p. 437-440.
Quelques explications pour ceux qui ne peuvent consulter cette publication qu’on ne trouve en général que dans quelques bibliothèques (et que je ne peux mettre en ligne en raison du copyright)...
1) Les interprétations de la « pierre angulaire »
La Septante, traduction de l’Ancien Testament en grec, semble avoir compris que le texte fait référence à une personne car elle précise au verset suivant : « celui qui mettra sa confiance en lui ». Le Targum, traduction-paraphrase en araméen, parle d’un « roi puissant ».
Un parcours dans les commentaires exégétiques modernes donne le vertige : on a interprété cette pierre comme : la Loi, le Temple, le Mont Sion, le « reste » d’Israël, le salut opéré par Dieu, la foi, la relation entre Dieu et son peuple, le Messie, Dieu lui-même… Certains, comme D. Carson, estiment que la pierre constitue une image réunissant plusieurs thèmes centraux du livre d’Esaïe.
La plupart de ces interprétations relèvent plus de la « devinette » que d’une analyse du passage lui-même. L’identification de la pierre avec Dieu s’appuie sur Es 8.14-15 (et sans doute sur le fait que dans le NT, par exemple en Ro 9.33, on combine les deux images). Mais en Es 8, la fonction et la désignation de la pierre sont différentes (pierre d’achoppement, pas pierre angulaire). De plus, si on assimile Dieu à la pierre angulaire en Es 28, on aboutit à une image étrange : Dieu se plaçant lui-même.
En outre, quelle est la pertinence de l’image de la pierre angulaire dans son contexte ? Les versets précédents et suivants critiquent des responsables politiques de Juda qui ont fait alliance avec, semble-t-il, l’Egypte. Sauf à considérer que la promesse du v. 16 tombe « comme un cheveu sur la soupe », une interprétation correcte devrait expliquer en quoi elle s’insère bien dans le passage.
2) Un jeu de mots
En réalité, il semble qu’aucun commentateur n’ait remarqué que le mot employé en Es 28.16 (pinnah) veut aussi bien dire « pierre angulaire » que « chef, leader » - ce que signalent pourtant les bons dictionnaires. En Jg 20.2 et 1 S 14.38, on traduit par exemple « princes » ou « chefs », sans explication. C’est un peu l’équivalent de ce qui se passe en français quand on parle du « pilier » d’une organisation.
D’ailleurs, en Es 19, on rencontre le même terme employé au sujet de l’élite égyptienne, en parallèle à « princes de Tsoan » et « princes de Memphis ». Cet oracle a plusieurs points communs avec Es 28, outre cet emploi du mot pinnah : il dépeint les chefs politiques comme des hommes ivres, et il porte une condamnation liée à l’Egypte.
Je propose donc de comprendre qu’en Es 28.16, le prophète fait un jeu de mots qui lui permet de jouer sur deux tableaux :
- Dieu annonce qu’il posera une « pierre angulaire », image développée dans le verset ;
- Dieu annonce qu’il enverra un « chef » fiable.
Cette seconde ligne d’analyse permet de comprendre la pertinence de la promesse dans son contexte : au milieu d’une critique des leaders judéens, Dieu promet d’envoyer un leader sur lequel on pourra, cette fois, s’appuyer.
3) Lecture du NT
Si l’on comprend ainsi, on ne s’étonne plus que la Septante ait vu ici une référence à un homme, ni que le Targum ait parlé d’un « roi puissant » : c’est assez logique pour un leader établi en Sion, autrement dit Jérusalem, la capitale. Dans le NT, les apôtres ont naturellement compris qu’il s’agissait d’une promesse messianique réalisée en Jésus-Christ.
Par ailleurs, si la pierre angulaire est un être humain, on peut comprendre que l’édifice entier dont on parle implicitement soit fait d’êtres humains. C’est ainsi que le Rouleau du Temple (un des textes de la mer Morte) parlait de la fameuse communauté (essénienne ?) comme d’un temple d’hommes, et que dans le NT Pierre reprend une image analogue.
Quant à la synthèse établie dans le NT avec la pierre d’Es 8, où cette dernière est une métaphore pour Dieu lui-même, elle se comprend si l’on réalise que les apôtres ont utilisé la technique bien connue du rapprochement entre des passages utilisant des mots communs, mais surtout, sur le fond, si l’on se rappelle qu’ils ont vu en Jésus l’incarnation de Dieu lui-même.