mercredi 6 avril 2011

Petites pensées sur les Lamentations...


...et non l'inverse (même si ce serait à explorer... d'ailleurs ce sont peut-être mes lecteurs qui se lamenteront en lisant ces petites pensées...).
    Je suis en train de lire un commentaire sur le livre des Lamentations:
Robin A. Parry, Lamentations (Two Horizons Old Testament Commentary), Grand Rapids, Eerdmans, 2010
     ... et pour l'instant il est vraiment excellent; son introduction très riche m'a été bien utile pour préparer le cours que je suis en train de donner.
 En attendant une future recension que je dois rédiger pour le journal Anvil, dont le website devrait être relancé un de ces jours, voici quelques pensées que cette lecture m'inspire...


1) La parole donnée à la "fille de Sion"
    Chez les prophètes bibliques, la relation entre Dieu et son peuple est parfois évoquée au moyen d'une métaphore conjugale, et Israël est alors souvent présenté sous les traits d'une épouse infidèle. Osée 1-2 constitue le cas sans doute le plus connu, mais on trouve ailleurs des passages assez crus (relire Ezéchiel 16 par exemple).
    Dans les deux premières Lamentations, on trouve plusieurs discours tenus par la "fille de Sion", qui est manifestement une personnification de Jérusalem (Sion étant le nom de la colline sur laquelle se trouvait le Temple). Comme le relève Parry, certaines commentatrices du courant féministe ont souligné cet aspect exceptionnel des Lamentations: alors que d'habitude, la femme/peuple n'a pas son mot à dire et "en prend plein la tête" sous la plume des prophètes, cette fois-ci c'est à elle que la parole est donnée.  
    Je ne suis pas un grand féministe devant l'Eternel, mais cette idée me paraît intéressante, quitte à prolonger la réflexion dans d'autres directions:
  • Contrairement à certain(e)s exégètes qui considèrent que la femme en profite pour se justifier, il faut quand même noter que la "fille de Sion" reconnaît nettement ses fautes et y voit la cause de sa souffrance (lire Lam 1:14, 18, 22..). Bien sûr, ces auteur(e)s ne considèrent pas nécessairement que le discours biblique sur le péché et la notion de jugement sont adéquats. Mais si l'on admet la justesse de l'Ecriture sur ces points, alors il est sans doute non seulement plus exact, mais encore plus féministe de ne pas voir dans les propos de la "fille de Sion" une forme d'auto-justification déplacée devant Dieu!
  • Cela va sans dire, mais peut-être mieux en le disant: ce n'est pas parce que le peuple est assimilé à une femme dans la métaphore précitée que la Bible est misogyne! Précisément, cela arrive dans une figure de style, alors que dans la plupart des oracles de jugement qui évoquent concrètement des personnes ou groupes de personnes assez précises, ce sont des responsables masculins qui sont critiqués (exception notable: Amos 4).
  • Sans ce type de passages bibliques (Lamentations et Psaumes), pourtant négligés dans notre lecture personnelle, l'AT serait un discours "à sens unique". Il est enrichissant d'avoir la réponse humaine à Dieu, y compris sous la forme de l'expression pure de la douleur. 

Au fait, d'autres passages bibliques ont-ils été écrits par des femmes? Comme une grande partie de l'Ancien Testament est anonyme (comme la plupart des oeuvres du Proche-Orient ancien), difficile de répondre. 
    Je signalerai juste l'avis que l'on trouve dans un ouvrage co-écrit par André Lacocque (un exégète) et Paul Ricoeur (le fameux philosophe), joliment intitulé Penser la Bible (coll. Points, Paris, Seuil, 1998). Lacocque émet l'hypothèse que le Cantique des Cantiques fut écrit par une femme (p. 393ss), idée dont Ricoeur écrit: "pourquoi pas?" (p. 430). (c'est Henri Blocher, lui-même un peu séduit par l'idée, qui m'avait fait remarquer cela).




 2) Sans ces textes...
    Sans les Lamentations (et les Psaumes analogues),on aurait l'impression que la parole des prophètes a été, grosso modo, largement ignorée par Israël. Il y a bien eu des influences positives sur certains rois (voir par ex. Jér 26:17-19 au sujet de l'influence de Michée), mais globalement la dégringolade jusqu'à l'Exil constitue la tendance de fond. Et face aux nombreux chapitres de reproches et promesses des prophètes, il est bon d'avoir quand même un peu de réponse du peuple. Même si c'est trop tard et si bien sûr il est regrettable que cela se fasse au prix le plus élevé, je trouve qu'il y a une forme de morale à ce que le peuple reconnaisse que les prophètes avaient raison de s'escrimer à "prêcher dans le désert" en annonçant la catastrophe. 
    Cela se voit à plusieurs endroits dans les Lamentations. Pour prendre un seul exemple, le constat que c'est "le jour de la colère de Dieu" qui est arrivé fait écho aux annonces sur le "jour de l'Eternel" que l'on trouve chez divers prophètes (par ex. Sophonie, sous Josias, donc peu avant l'Exil). Evidemment, si l'on considère que c'est Jérémie qui a écrit ce livre, on n'est pas trop surpris qu'il affirme que les prophètes avaient raison... Mais la tradition qui lui attribue ce livre remonte, pour ce que l'on sait, à la traduction grecque des Septante, plusieurs siècles après l'époque de rédaction du livre. Il y a bien quelques ressemblances avec le style jérémien, particulièrement en Lam 3, mais ce n'est pas forcément décisif. Et même si l'on tient à tout prix à maintenir que Jérémie est l'auteur, on peut conclure qu'il "guide" la prière du peuple, y compris par une lamentation communautaire (en "nous") en Lam 5.

3) Digression sur la métaphore conjugale chez les prophètes bibliques
   Toujours au sujet de cette métaphore conjugale, une simple remarque (qui vaut pour moi-même) sur les passages crus représentant le peuple comme une femme qui se prostitue (Ez 16, etc.).
  • En lisant ces passages, vous êtes choqués? Alors vous n'avez pas peut-être pas mesuré ce que Dieu ressent quand son peuple le "trompe" spirituellement.
  • Au contraire, vous n'êtes choqués? Alors vous n'avez pas peut-être pas mesuré ce que Dieu ressent quand son peuple le "trompe" spirituellement.
En attendant la suite de mes petites pensées sur les Lamentations dans un prochain post, je vous laisse méditer cela pour comprendre en quoi ce n'est pas contradictoire...